Le Lion assisté

La cage aux fauves trône sur la piste circulaire. Elle est vide. Seuls des tabourets colorés de losanges bleus, jaunes, noirs et blancs l’occupent. Le dompteur entre dans la cage, le fouet à la main et d’un geste acquis commande l’entrée du lion.Celui-ci rampe dans le couloir grillagé en balançant sa crinière de dénégation devant la tâche qui l’attend. Les lanières du fouet claquent pour lui faire activer le pas. D’un saut allongé, il atteind le tabouret et là les exercices s’enchaînent. Se dresser sur les pattes, franchir un cerceau enflammé. Il faut recommencer , répéter sans cesse. Le lion s’inquiète pour l’homme et rêve d’insolite comme inventer de nouvelles postures, jouer à cache cache, mimer le chat ronronnant, fumer un cigare, souffler sur l’homme au point de le faire reculer par son haleine puante ou par une sauvage agressivité. Alors, il se souvient que tout petit l’homme le caressait tendrement, dessinait de sa main sa future couronne de poils, jouait à le faire virevolter comme une toupie pour le voir se redresser comme un guerrier de la savane. Après un repos, le lionceau aimait chercher l’homme dans la cour, le jardin, les communs, les écuries, inquiet de son absence. Mais quel bonheur de le retrouver et de s’agripper à sa jambe pour jouer encore.

Un jour fatidique, l’homme le prit en main. Il devint distant avec l’animal mais assidu dans les exercices d’apprentissage. Désormais un os garni de lambeaux de chair venait récompenser les efforts . Le lion se soumit en attendant que le régime s’arrête mais en vain. Il comprit que sa vie venait de changer. Le travail avait remplacé le plaisir. Le lion changea de comportement. A chaque exigence, il répondait méchamment en feulant fortement. Le fouet sifflait au-dessus de sa crinière et l’exercice se poursuivait. L’homme avait observé le changement du lion et s’était résigné à l’expliquer par un retour du sauvage dans la bête.Le fauve fut logé dans une ménagerie déjà occupée par d’autres lions. Là le désespoir l’inonda car il tenta de se rapprocher d’eux mais ces derniers le trouvèrent compliqué, dénaturé et refusèrent tout dialogue. Ainsi, fondu dans le monde du cirque, il entendait la fanfare, les propos de Mr. Loyal,les exploits de chacun salués par les applaudissements frénétiques des spectateurs. Sa servitude payait l’homme de son apprentissage jusqu’au jour où une jeune cavalière entra dans la cage et s’approcha du lion en le regardant fixement mais avec tendresse. Sa méchanceté léonine s’évanouit comme rage au vent Pour elle,il se sentait prêt à tout. Ramper, sauter avec élégance sur tous les tabourets selon des trajectoires inversées et enchaînées, feindre une férocité spectaculaire quand la cavalière posait la tête dans sa gueule de félin. Quel plaisir de lécher son visage et ses cheveux bouclés juste avant qu'elle ne se dégage. Le lion attendait la visite quotidienne de celle qu'il aimait. Elle lui parlait avec douceur tout en caressant énergiquement sa crinière adulte. Rien ne semblait pouvoir les séparer car Fakir, notre lion bien-aimé ignorait le stage qu'accomplissait sa protégée de coeur.

Ses journées s'étaient éteintes avec le départ de la Belle.Il accomplissait automatiquement les numéros de cirque mais plongeait dans une profonde dépression quand il revenait à sa solitude.

Pour lui rendre sa joie de vivre, le dompteur fit installer sa cage dehors au milieu du pré. Là Fakir s'étendait sur l'herbe, le museau entre les pattes allongées, les yeux mi-clos, les oreilles couchées.Un être cher vous manque et l'univers se peuple d'angoisse, de larmes, de cris intériorisés. Soudain un vol étrange, agita l'air devant ses naseaux jusqu'à ce que Fakir réagisse.

Que fais-tu à perturber mon sommeil?Qui es-tu? Je ne te vois pas.Ici, sur ta truffe. Pourquoi tant de blues?. Aucune envie de te parler!

Ton humeur peut changer comme le temps, tes soucis disparaître...si tu veux faire un effort, tu chasses ta tristesse et tu peuples ta solitude. Sors de toi et de ton cercle, pense à tes frères de la savane à tes parents.

Je n'en ai aucun souvenir. Je suis né bête de cirque!

Bzz, regarde-moi. Imagine que tu changes de peau. Aimerais-tu voler,ramper, nager? dit la libellule.

Trop de propositions à la fois écrasaient sa bonne volonté!Trop d'hésitation mena l'insecte à le presser. Ferme un oeil,ouvre l'autre et inverse le mouvement. Aussitôt dit, aussitôt fait. La tête du lion se couvrit des plus belles plumes du perroquet, ses rugissements se muèrent en jacassements et de colère le lion voulut enlever ce qu'il croyait être un déguisement.En vain, il ne put qu'agiter maladroitement ses pattes devenues ailes.

Que vais-je devenir? La cage aux lions devenue celle du perroquet-lion.Le dompteur ne saurait rien faire de moi!

Alors, libère-toi et entre dans ta nouvelle peau. Les airs sont ton nouvel espace!

Certes, je me sens léger,je suis fier de mon bec coloré et j'ai hâte de m'en servir pour attraper quelques libellules.

Ah, tu joues au méchant!

Je suis désespéré! Lion , la solitude me pesait,mais perroquet, le ridicule me tue!Ah, que ne donnerais-je pour redevenir lion!

Bzz,Bzz,je peux t'aider si tu t'engages à faire une bonne action.

Je suis prêt à tout. Je suis ton esclave.

Tu pourrais aller vivre dans la savane africaine et renouer avec les tiens.

J'ai mieux.Dans la cage aux fauves, je serais le dompteur, tandis que l'homme deviendrait notre animal savant!Insolite, non?

Va dans la savane et apprends à te connaître pour enseigner à tes frères le bonheur dont ils n'ont pas conscience.

Je ne saurais jamais et puis en quoi savoir rend-il plus heureux?

L'ignorance conduit nos actions les plus folles. Savoir sélectionne nos humeurs, nos affects.La survie suit l'instinct,mais la vie se nourrit d'amour.Sur le terrain, tu trouveras l'occasion de mettre en pratique cette attitude nouvelle. Vole jusque là et réfléchis pendant ce long voyage.

Alors, Sage libellule, viens avec moi.!

Ainsi dans le ciel, on vit voler un perroquet coiffé d'une libellule jusqu'en Afrique, au milieu des flamants roses, échoués au Sénégal.

Quand le lion ailé toucha l'eau du lac rose, tous les flamants affolés s'envolèrent en un nuage-sang. La libellule rassura le lion-perroquet aux plumes vertes hérissées

Où allons-nous? dit le lion qui tendait sa truffe-bec mais aucune image à l'olfaction.Son inquiétude se mua rapidement en colère quand il se vit traiter de volatile étranger.

Et moi qui croyais que le retour au pays serait enchanteur dit l'oiseau-lion.

Pas de désespoir; Il faut lutter, t'affirmer, choisir ce que tu veux devenir, un lion ou un perroquet!Ma peau de lion sauvage me convient le mieux et j'aspire à vivre parmi les lions.

Pour cela, il te faudra chasser et amasser un butin de chasse sans y toucher pendant un quartier de lune.

L'oiseau-lion avait une faim d'ogre-lion et ressentait douloureusement le poids du sacrifice.

Il chassa du haut du ciel, enserrant dans ses griffes ses proies, de jeunes gazelles qu'il prenait soin de cacher sous un buisson d'épines. Mais les vautours et les hyènes alléchés par le sang attaquaient le butin.

Le premier jour, l'oiseau-lion fit bonne chasse, le deuxième,il perdit son butin, le troisième, il chassa un flamant. Mais il s'épuisait et se désespérait en voyant la viande se décomposer et attirer de plus en plus de rapaces et de prédateurs.Le quatrième jour le coucha sur le sol tandis qu'il commençait à entendre chanter les étoiles. Sa chère libellule avait disparu et personne à qui parler pour exprimer son désespoir.Le cinquième jour , il vit passer un troupeau de zèbres dont les rayures mouvantes imposaient leur kaléïdoscope. Le malaise grandissait. Pour y mettre fin, il plongea sa tête emplumée dans le sable, assuré d'en finir. Le sixième jour, son amie-libellule le réveilla en buzzant de ses ailes.Sorti de sa torpeur, il étira ses ailes pour extirper cou et bec. La libellule lui proposa de partager le suc des fleurs qui recouvrait ses pattes.

Comment le pourrais-je, avec ce bec ridicule?

Applique-toi! Au terme de quelques efforts, du bec sortit une langue longue et large, humide à souhait. Puis le bec s'élargit pour atteindre la dimension de sa gueule, le cou s'épaissit, les plumes tombèrent et furent magiquement remplacées par une superbe crinière qu'il eut un plaisir oublié à secouer.Il tendit sa patte, puis l'autre et les quatre retrouvèrent ainsi leurs griffes.

Ca y est, je suis redevenu lion! Mais l'ami-libellule avait disparu.

Le lion heureux de s'être retrouvé avisa un point d'eau pour se désaltérer et se mirer.Satisfait de son image, il fit quelques pas et huma l'air, tel un conquérant qu'il s'apprêtait à devenir; Soudain, il sentit secouer et tirer le toupet de sa queue. Agacé,il tourna la tête et découvrit une paire de singes farceurs.Son humeur chagrine n'était pas prête à le supporter.D'un grognement féroce, il escomptait les écarter mais peine perdue. Alors, il les affronta en faisant mine de les chasser. Ils détalèrent mi-grnçant, mi-apeurés.Ainsi pensa le lion ,il me faut rétablir mon autorité!

Il reprit sa route et aperçut au loin un troupeau de gnous dont il aurait bien fait un festin. Il songea que la chasse le mènerait peut-être auprès des siens dans la savane. Son double objectif lui donna le courage de repartir.

Sa marche balançée le conduisit vers un horizon de plus plus enfumé. Il hâta le pas et entendit barir un troupeau d'éléphants. Ils s'étaient fait surprendre par l'incendie allumé par l'orage et attisé par le vent. Il connaissait cet animal paisible pour l'avoir cotoyé dans le cirque mais ici le groupe en danger allait devenir redoutable d'autant que les braconniers, chasseurs de l'ivoire des défenses, étaient les premiers à incendier pour mieux traquer les animaux affolés. Sa vie d'avant lui avait laissé une certaine témérité. Au lieu de s'éloigner, il s"approcha et découvrit la peur des bébés éléphants réfugiés entre les grosses pattes de leurs mères qui les pressaient d'aller plus vite d'un balancement de leur trompe humide. Le troupeau se mit à charger pour s'éloigner. Un vieux mâle attendit que tous soient à l'abri du danger pour fermer la marche.Notre lion en était mouillé d'émotion et admirait cette solidarité.

Il poursuivit son chemin mais retint son souffle car il venait de flairer la fragrance léonine.Il grimpa sur un baobab bienvenu pour contempler le paysage. Là,un groupe de lions se reposait. La sagesse imposait le silence et l'immobilité.C'était sans compter la danse effrénée des singes au-dessus de sa tête. Attiré par le vacarme, le lion-patriarche avisa le baobab et découvrit notre Fakir.

Que fais-tu là?

Il avait un ton local difficile à comprendre pour Fakir. Ce fut suffisant pour soulever la colère du vieux lion. Alors Fakir se risqua à descendre de sa branche pour s'expliquer.Il comprit vite son erreur!

Décampe,tu n'as pas de place ici!

J'aiderai à la chasse!

Mais le vieux lion se voyait menacé dans la domination sur son harem!

La discussion vivement menée attira une jeune lionne qui avait flairé le nouveau- venu.Immédiatement le patriarche feula avec férocité sur la lionne pour la faire fuir. Elle recula d'un bond mais eut le temps d'animer sa queue pour indiquer une rencontre possible.Alors Fakir fit mine de rebrousser chemin et de rassurer le vieux lion en attendant la nuit.L'objectif croustillant de retrouvailles faisait de l'attente un chemin étoilé d'émotions inconnues jusqu'alors.Fakir abordait les limbes de l'amour bestial. Son corps était devenu l'écho de sa sexualité en éveil que rien ne pouvait effacer sans un assouvissement total.

Le soleil n'en finissait pas de s'évanouir embrasant le ciel et l'horizon. Ci-gît la vie d'antan, ci-vit Fakir, roi de la savane! dressé sur ses pattes avant, auréolé de sa couronne, son ombre se détachait sur l'horizon, sa queue redressée s'agitait en un ballet expressif que la lionne sut décoder immédiatement.Tapie dans les herbes hautes,elle fila vers lui. Il la regardait avec l'ardent désir d'une fusion.La belle jeune lionne excitée jouait de sa fesse sensuelle pour séduire le mâle en rut.Il n''y avait plus d'interdit. Elle s'appartenait.Fakir la pénétrait avec une rage assidue.Elle feulait de plaisir encourageant son partenaire à poursuivre l'assaut dont le sperme la pénétrait généreusement. Epuisés, ils tombèrent au sol, repus, gorgés l'un de l'autre. Fakir ,le flanc agité par le souffle court, jouissait de cette révélation charnelle. A ses côtés,sa belle lionne, la tête reposant sur une patte, les yeux mi-clos.Ainsi s'acheva la nuit sous les étoiles.

Le matin,le jour humide réveillait la savane odorante. Le vieux lion fit le tour de sa meute et avisa l'absence de la jeune lionne. Son inquiétude se mua en colère à la grande surprise des jeunes lionceaux qui venaient d'apprendre le couple possession -domination.Le vieux lion avait décidé de lever le camp mais sans elle sa décision était remise.Il inspecta les alentours, observant les va et vient des babouins, toujours bavards. Rien à espérer de ce côté!Les singes s'étaient ligués contre lui. Ils lui préféraient les deux amoureux menacés par la recherche du vieux lion.Tapis près d'un point d'eau, le couple n'en bougea pas jusqu'à la nuit tombée. L'air vibrant de chaleur,la poussière levée par le passage d'un troupeau de gnous n'altéraient point leur immobilisme.Une nouvelle nuit les sépara du groupe mené par le vieux lion. Alors, ils convinrent de repartir à contre courant des vents pour ne pas être repérés. Ainsi débuta la longue marche, seuls pour chasser et pour copuler,souvent accompagnés par la danse des babouins, heureux de leur bonheur. Vint enfin le jour de la mise à bas de sa lionne.Inquiet mais attendri par l'évènement, Fakir attendit à quelques pas. Les babouins tentèrent de détourner son angoisse par leurs mimes et leur grimaces ponctuées de cris joyeux ou douloureux. Enfin, trois lionceaux sortirent du placenta maternel et la lionne s'empressa de les lécher abondamment permettant à leurs pattes maladroites de trouver sa mamelle salvatrice .Fakir débordant d'amour se sentit le père d'une lignée qu'il se promettait de conduire avec sagesse. Quelques jours suffirent pour que mère et bébés se remettent.Fakir décida de quitter le lieu. En levant le nez , il scruta le ciel à la recherche de son amie la libellule.L'esprit alourdi par ses dernières expériences empêcha sa concentration. La savane bourdonnait et Fakir semblait indécis. Ce fut le moment opportun saisi par sa lionne pour partir chasser. Il resta donc seul avec les bébés-lions agités et bruyants chaque fois que la faim les réveillait.Après deux lunes, elle revint en tirant une portion de carcasse de zèbre sanguinolante. Elle réserva le foie et le coeur pour la marmaille tandis que Fakir s'attaquait aux côtes de l'animal. La lionne encouragea ses petits à renifler la chair puis à la lécher et ensuite à la déchirer. Ils s'amusèrent, se disputèrent les morceaux en s'aspergeant du sang qui gorgeait les chairs déchiquetées.La famille restaurée plongea dans un repos bienfaisant.L'odeur du festin attira rapidement les prédateurs.Les charognards décrivaient des rondes au-dessus d'eux avisant les restes mais aussi les lionceaux. Fakir comprit leur manège mais sa lionne fut plus réactive en entraînant les reliefs du carnage plus loin pour divertir les rapaces de leurs intentions assassines.Réveillés par les parents, la caravane se mit en marche.La progression était lente car les lionceaux jouaient, se battaient, taquinaient Fakir tandis que la lionne leur intimait le respect de son corps.Education difficile pour Fakir mais innée pour sa femelle.Les jours succédèrent aux nuits, la famille s'agrandit et la couronne de Fakir grisonnait.Longtemps il s'était complu à raconter le cirque, la libellule mais très vite ses propos perdirent leur magie et furent pris pour une affabulation romanesque. Il avait perdu de sa souplesse et ne pouvait en donner la preuve. Survint la mort de sa lionne à la suite d'une mise à bas difficile. La concurrence des mâles déchirait le groupe,les jeunes femelles indisciplinées ne respectaient plus la loi clanique. Il s'ensuivait des querelles mortelles aggravées par celles de l'environnement.Le nombre croissant de safaris amputait leur espace de liberté.Les herbivores moins nombreux en raison d'une épizootie affamaient les grands fauves .Pour Fakir,le temps d'aimer son lointain était arrivé.Il ne suivit pas la migration du groupe et choisit d'arrêter sa course au pied d'un arbre à pain. L'ombrage en était agréable et le cachait naturellement.La cohorte des jours et des nuits défila puis vint un jour où l'épuisement fut tel que le lion s'abandonna. La queue cessa ses mouvements, une fine buée envahit son cuir, sesyeux se fermèrent à jamais.

Sa dépouille fit la joie de ses prédateurs. Les hyènes le déchiquetèrent pour nourrir leurs petits et même une libellule vint le survoler car elle avait entendu l'une de ses lointaines cousines raconter l'histoire merveilleuse du lion assisté par la magie de l'une d'entre elles tout en sachant que ce pouvoir providentiel ne touche que les élus.

Le Lion assisté.

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